Depuis le début des années 2000, le Maroc a fait du champ religieux un instrument de stabilité interne et d’influence externe. Sous l’autorité du roi Mohammed VI, Commandeur des croyants, le ministère des Habous et des Affaires islamiques promeut un islam marocain fidèle au rite malékite, au dogme acharite et à la tradition soufie. L’objectif affiché est d’offrir aux Marocains du monde un encadrement spirituel conforme à la doctrine du royaume et de préserver la diaspora des influences radicales ou idéologiques. Ces associations à l’étranger reçoivent ainsi un soutien financier, logistique et pédagogique afin de consolider un modèle d’islam modéré et d’assurer un lien spirituel et culturel avec le pays d’origine.
Selon les données officielles, les structures concernées sont situées principalement en France, en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Espagne et au Canada. Le ministère soutient également l’envoi de centaines d’imams et de morchidates pendant le mois de Ramadan, la distribution de centaines de milliers d’exemplaires du Coran et la formation de cadres religieux pour les communautés marocaines à l’étranger. Mais derrière ces chiffres se cache une réalité plus contrastée. Malgré la communication officielle, la liste complète des associations bénéficiaires n’a jamais été publiée. Aucun rapport détaillé n’indique les montants attribués individuellement ni les critères de sélection utilisés. Cette absence de transparence alimente les critiques sur la gouvernance et la traçabilité des fonds alloués à ces projets religieux.
En Belgique, le Conseil Européen des Oulémas Marocains (CEOM), censé être la vitrine intellectuelle et théologique de ce dispositif, fait l’objet de nombreuses critiques. Basé à Bruxelles, le CEOM bénéficie d’un soutien institutionnel et financier du ministère des Habous, mais il souffre d’un manque de visibilité et de résultats tangibles. Sa production doctrinale est jugée quasi inexistante depuis trois ou quatre ans, ses activités publiques sont rares, et son influence réelle sur le terrain semble marginale. Plusieurs voix issues du milieu associatif marocain en Belgique dénoncent une structure figée, bureaucratique et coupée des réalités des jeunes générations musulmanes. Ce paradoxe entre le financement conséquent et la faible production intellectuelle questionne la pertinence du modèle d’encadrement promu par Rabat.
Ce constat met en lumière une difficulté plus profonde : celle d’une diplomatie religieuse ambitieuse mais parfois déconnectée du terrain. Le Maroc cherche à renforcer sa présence spirituelle en Europe à travers un discours modéré et institutionnalisé, mais l’efficacité de ce modèle repose sur la capacité des acteurs locaux à incarner réellement cette mission. Lorsque des structures comme le CEOM manquent d’impact concret, le risque est que le projet perde en crédibilité et en légitimité auprès des communautés qu’il prétend servir.
Parallèlement à cette fragilité institutionnelle, un autre défi s’impose au Maroc : la progression d’un courant chiite au sein de sa diaspora. Alors que le royaume se revendique d’un islam malékite, acharite et soufi, fidèle à une vision spirituelle modérée, plusieurs rapports font état d’une expansion du chiisme, parfois qualifié de « safavide » ou « iranien », parmi les Marocains résidant en Europe. En Belgique, certaines études universitaires estiment que plusieurs milliers de Marocains ou de Belges d’origine marocaine auraient rejoint le chiisme au cours des dernières années. Des médias marocains et européens ont également rapporté que des réseaux liés à l’Iran mèneraient des actions de prosélytisme ciblées, notamment auprès de femmes et d’étudiants marocains, cherchant à les convertir ou à diffuser une vision politique du chiisme.
Cette évolution inquiète Rabat, qui y voit une remise en cause de son modèle religieux unitaire. Le ministère des Habous considère le maintien de l’unicité du rite malékite comme un enjeu de sécurité spirituelle et nationale. Le développement d’un courant chiite transnational est perçu comme une brèche ouverte dans la cohésion doctrinale du royaume et de sa diaspora. Certains responsables religieux marocains parlent même d’une « infiltration idéologique » exploitant la faiblesse du tissu associatif sunnite à l’étranger.
Ainsi, le Maroc se trouve confronté à un double défi : d’une part, rendre plus efficace et transparent son dispositif d’encadrement religieux, et d’autre part, contenir la montée d’influences religieuses concurrentes au sein de sa communauté à l’étranger. Si la diplomatie religieuse du royaume repose sur un discours de tolérance et de modération, son efficacité dépendra de sa capacité à produire des résultats visibles, crédibles et adaptés aux réalités sociologiques des Marocains du monde.
Dans un contexte européen marqué par la méfiance à l’égard des financements étrangers des lieux de culte, le Maroc doit désormais concilier son ambition spirituelle avec les exigences de transparence et de redevabilité internationale. La question n’est plus seulement de soutenir un islam modéré, mais de le faire vivre concrètement, par des structures actives, ouvertes et connectées aux enjeux du XXIᵉ siècle.
Le financement de 105 millions de dirhams, loin d’être anodin, illustre la volonté du royaume de maintenir un lien d’appartenance avec sa diaspora et de défendre un modèle religieux équilibré. Mais il révèle aussi les fragilités d’un système qui, faute d’évaluation et de transparence, risque de perdre la bataille de l’influence au profit d’autres courants plus dynamiques. Si le Maroc veut continuer à incarner un islam d’ouverture et de dialogue, il lui faudra repenser la gouvernance de sa diplomatie religieuse et lui donner une réelle efficacité sur le terrain européen.




