Le cas de Younes Afṭīt, directeur du site Bladna24, est venu rappeler brutalement cette contradiction. Le 25 septembre 2025, il a été arrêté à son domicile de Mohammédia par la police judiciaire, interrogé pendant plusieurs heures puis relâché le même jour. Officiellement, aucune explication claire n’a été donnée. Mais dans une vidéo publiée après sa libération, Afṭīt a affirmé que les enquêteurs l’avaient questionné spécifiquement sur sa couverture d’une grande manifestation prévue les 27 et 28 septembre devant une vingtaine d’hôpitaux. Cette mobilisation vise à dénoncer le manque de moyens, la corruption et la crise du système de santé public. En d’autres termes, il a été inquiété simplement parce qu’il a relayé un sujet d’intérêt général.
Ce qui choque, ce n’est pas seulement l’arrestation en elle-même, mais ce qu’elle révèle : informer sur des mouvements sociaux reste une ligne rouge au Maroc. La santé publique, sujet hautement sensible, devient tabou dès lors qu’il met en lumière les dysfonctionnements de l’État. L’arrestation d’Afṭīt prend alors valeur d’avertissement : les journalistes qui oseront donner la parole aux citoyens en colère devront s’attendre à être convoqués par la police.
Cette stratégie s’inscrit dans un double jeu préoccupant. Le roi choisit d’apaiser et de libérer, mais sur le terrain, certains appareils sécuritaires et judiciaires réinstallent la peur. Bouachrine et Radi, bien qu’en liberté, restent ciblés par des campagnes de diffamation, de menaces et de stigmatisation. Hamid El Mahdaoui a été condamné à dix-huit mois de prison pour diffamation, jugé selon le code pénal au lieu du code de la presse. Quant à l’historien et chroniqueur Maâti Monjib, il reste frappé d’une interdiction de voyager, au point d’avoir entamé une grève de la faim en avril 2025 pour protester.
Soulaïmane Raissouni, lui, a choisi une autre voie. Après sa libération en 2024, il a quitté le Maroc pour demander l’asile en Tunisie. Depuis Tunis, il continue à écrire, à publier et à déranger par ses analyses critiques les politiques menées au Maroc. Son exil illustre à quel point le climat reste irrespirable pour un journaliste indépendant : pour retrouver une liberté de plume, il a dû s’éloigner de son propre pays.
La loi marocaine prévoit pourtant des garanties. La Constitution de 2011 proclame la liberté de la presse et interdit explicitement la censure préalable. Elle stipule aussi que les délits de presse doivent être jugés selon le code de la presse et de l’édition, adopté en 2016, qui exclut les peines privatives de liberté pour les journalistes. Mais dans la pratique, ces garanties sont régulièrement contournées : les journalistes critiques se voient poursuivis sur la base du code pénal, sous des chefs d’accusation comme « diffamation », « diffusion de fausses nouvelles », « atteinte à la sécurité intérieure » ou encore des affaires liées aux mœurs. En réalité, le code de la presse est vidé de sa substance, et la loi est instrumentalisée pour museler les voix critiques.
C’est là que réside le paradoxe : sur le papier, le Maroc se targue d’avoir modernisé son arsenal juridique et d’avoir dépénalisé les délits de presse. Dans les faits, les journalistes sont toujours traînés devant les tribunaux pénaux, condamnés à des peines de prison et stigmatisés publiquement. Les principes constitutionnels restent lettre morte dès lors que le sujet dérange le pouvoir.
Le cas de Younes Afṭīt illustre parfaitement ce décalage entre la volonté royale et la pratique de certaines autorités. Sa seule faute a été de parler d’une manifestation citoyenne dénonçant la corruption et le manque de moyens dans les hôpitaux. Dans un État respectueux de ses propres lois, cette information devrait être protégée comme un droit fondamental. Au lieu de cela, elle a valu au journaliste une interpellation par la police judiciaire.
Au-delà des longues peines de prison, c’est la menace permanente qui pèse désormais sur les journalistes. Chacun sait qu’un simple article, une enquête ou même une vidéo Facebook peut suffire à déclencher une convocation policière ou un procès au pénal. Cette épée de Damoclès nourrit l’autocensure, vide les rédactions de leur indépendance et prive les citoyens d’une information libre.
Tant que cette contradiction perdurera — un roi qui libère pour ouvrir et apaiser, et des autorités qui répriment pour maintenir le contrôle — la liberté de la presse au Maroc restera une promesse inachevée. Le pays ne pourra pas se prévaloir d’un véritable espace médiatique tant que ses propres lois sur la liberté d’expression ne seront pas respectées. Informer n’est pas un crime, mais au Maroc, cela reste encore trop souvent traité comme une faute à punir.




